Je me
concentre sur ma marche. J’ignore mon entourage. Un pied
à la fois. J’aurais pu jurer que je n’étais pas ivre, mais
il n’y avait point autre explication. Le bruit léger de
pas, qui suit le rythme des miens, derrière moi. Il manque
de silhouette. Je ferme les yeux. J’étais presque chez moi
: je dormirai comme un bébé, et un gros mal de tête se présentera
le prochain matin. C’est ce que j'espère.
J’ai déjà
entendu une histoire similaire, mais c’est l’histoire d’une
vieille dame dont les mémoires s’échappent. Elle faisait
cela pour protéger ses petits-enfants. Les histoires sont
créées comme ça. Une leçon par la peur.
- Ne nage
pas tout seul, disait-elle, un Kappa t’attrapera. Ma mère
aussi, me faisait le tour.
Je me
mords les lèvres. Mes pas et mon coeur résonnent en choeur.
Son nom serait Betobeto-san, le Yokai qui expliquerait le
son. Selon moi, l'alcool l’explique mieux. La pleine lune
montrait son beau visage en lançant sur la ville une lumière
argentée. Mon sourire est à moitié faux. C’est drôle, bien
entendu, que cette histoire se déroule sous la pleine lune,
symbole du surnaturel. Mais mon rire ne couvre pas mes vrais
sentiments. L’humain ne peut s'empêcher de craindre ce qu’il
ne comprend pas. J’essaye de me convaincre, encore et encore,
que je comprends. Je nie l'évidence.
La mère
me l'a raconté un jour.
- Betobeto-san
n’est pas dangereux, mais si, tu veux l’éviter.
Elle a
remarqué que je l’ignorais.
- Marche
vers le côté de la route et dis-lui poliment: «Après vous,
Betobeto-san.»
Je n’ai
rien à perdre. Un pas, puis un autre. Je me tiens debout
dans le jardin de mon voisin.
- Après
vous.
Ma voix
tremble. Je n’ai pas peur. Je n’ai pas peur.
- Après
vous, Betobeto-san, dis-je encore.
La réponse
qui me vient à l’oreille me terrifie.
- Il
fait trop noir, monsieur. Je n’irai pas.
Je fige.
Je coupe mes respirations. Je sens mon visage enfler, mais
je retiens mon souffle. Ma main est guidée vers mon sac.
J’en retire ma lampe de poche. D’une main tremblante, je
l’allume. J’étire mon bras. Un vent passe. Je garde mon
bras, étiré vers la nuit, en place. Je ne suis pas surpris
que la lampe de poche y soit retirée. J’ai déjà eu ma dose
du surnaturel. Pas grand chose, maintenant, pourrait me
surprendre. La main invisible qui agrippe la lumière continue
sa route.
Je me
retrouve bientôt dans mon lit. Tout va bien.
Je devrais
m’attendre à ne plus vivre d’aventures.
Je ne
savais pas encore que cette nuit-là, le Baku allait passer.
(Cet article a pu être publié grâce au généreux appui de nos partenaires commerciaux locaux.)